Compétences

Publié le par Valentin Vernoux



Lorsque je regarde la vie de mes amis, et des gens qui m'entourent en général, il me semble que personne n'a vraiment le job dont il rêvait quand il était petit.

 

Je ne veux pas parler des rêves malhabiles de la toute petite enfance, je comprends bien que nous aurions du mal à faire tourner le monde si tous les hommes étaient cow-boys, astronautes ou pompiers, et les filles vétérinaires ou éleveuses de chevaux.

Ce serait encore plus difficile de trouver un plombier ou un garagiste le week-end.

 

Non, je veux parler de ce que nous savions de nos métiers au moment même où nous nous sommes engagés dans les études qui y menaient, puis lorsque nous nous sommes réjouis de notre premier poste dans la dite carrière.

 

Dans le monde merveilleux et exaltant de la grande entreprise, je ne rencontre que des gens dont les fonctions semblent totalement contre nature, mais qui dissimulent leur frustration sous des masques enthousiastes.

 

Prenez nos génies du marketing, par exemple.

 

Voilà des gens qui pour la plupart ont élu cette carrière avec dans l'esprit des rêves de créativité, de génie stratégique, de talent inné pour la communication, et surtout pour éviter toute confrontation éventuelle avec la logique et les faits.

 

Dix ans plus tard, ils réalisent amèrement que l'essentiel de leur travail consiste à analyser en détail des panels chiffrés, à proposer des changements mineurs de packaging parce que tu vois comme ça on voit mieux le logo, à préparer des rapports détaillés et des présentations répétitives à des patrons qui prennent des poses intéressées et posent les mêmes questions que le mois dernier, et enfin et surtout à assister, chaque jour que Dieu fait, à des réunions avec la logistique, les vendeurs et les ingénieurs.

 

Qu'une idée originale soit requise, et on convoque immédiatement une société extérieure pour réfléchir à notre place, et le marketing est prié d'assister à ces nouvelles réunions, mais de laisser faire les pros.

 

Qu'une publicité soit prévue, qu'il faille modifier le packaging, que l'on veuille créer un site internet, et l'on fera appel aux agences adéquates (comme Sheila, parce que Sheila, elle a des couattes), et le chef de produit comme le Directeur marketing observeront d'autres qu'eux faire preuve de créativité, enfin un tout petit peu.

 

Ils regrettent aujourd'hui de n'avoir pas choisi de bosser directement dans la pub, même s'ils savent bien qu'à part quelques rares phénomènes, leur collègues des agences de pub passent en réalité leur temps à revoir des copies et à gérer des clients qui ne comprennent rien, pour finir par superviser la production de films insipides après de multiples réunions pour parvenir à un consensus avec un entreprise frileuse, et ce genre de consensus aboutit rarement à un chef d'œuvre.

 

Les rares véritables créatifs de la publicité sont d'ailleurs eux-mêmes frustrés de n'être pas le peintre, le cinéaste ou l'écrivain torturé qu'ils espéraient devenir avant de se rendre compte que la pub, ça paye quand même beaucoup mieux.

 

De l'autre côté de la table de réunion, les ingénieurs se souviennent mal que s'ils ont choisi cette voie, c'est par goût des machines et des produits, par amour de l'extrusion et du piston hydraulique, avec pour héritage la révolution industrielle et les grands inventeurs de génie ; aujourd'hui, ils gèrent des problèmes sociaux dans des usines sans âme, ils préparent leur rapport hebdomadaire, et ils appliquent des projets d'organisation inspirés du Japon ou de best-sellers crétins écrits par des consultants qui ne sauraient même pas fabriquer une dynamo ni visser un écrou.

 

Lorsqu'enfin un vrai projet industriel s'annonce, une nouvelle machine, un changement de technologie, bref quelque chose d'un peu excitant, ils comprennent vite que leur part du boulot consistera surtout à faire visiter l'usine aux cabinets d'ingénierie appelés pour l'occasion, et à gérer de nouveau les syndicats.

 

Le financier au bout de la table, lui, avait choisi sans hésiter cette voie pour satisfaire à son goût pour les chiffres et les raisonnements rationnels ; à la base, l'idée de rester planqué derrière son ordinateur pour les quarante années de sa carrière lui convenait très bien, je peux vous faire plein de tableaux, je vous garantis une précision à trois chiffres après n'importe quelle virgule, mais par pitié qu'on ne me demande pas mon avis…

 

Patatras, pendant le temps qu'il lui a fallu pour évoluer de stagiaire à vague responsable d'un service, le monde de l'entreprise a totalement changé, et le pouvoir est passé entre les mains des financiers, à peu près au moment où les patrons se sont souvenus qu'ils avaient des actionnaires et des banquiers.

 

Voilà donc qu'on lui demande tous les jours le meilleur chemin vers la création de valeur / la satisfaction des actionnaires / le bonus des patrons, qu'on le bombarde "agent du changement" dans l'entreprise, un leader, voilà qu'il doit en permanence remettre en cause les performances de ses collègues, qu'on lui assène qu'une information pertinente est plus importante qu'une information juste, et que la survie du monde libre dépend de son charisme en réunion.

 

Et puis il y a aussi la responsable des RH.

 

Aaaaah, les RH.

 

Bon, évidemment, personne ne choisit les ressources humaines comme carrière au départ, d'ailleurs à l'époque où elle faisait ses études cette fonction n'existait même pas, il semblait évident à tout le monde que la gestion des hommes faisait partie de la responsabilité du patron.

 

Elle a donc commencé au marketing, et puis vers quarante ans, après avoir fait trois enfants et s'être finalement accommodé d'un mariage distant avec un mari qui joue au golf tous les dimanches, elle s'est rendu compte qu'elle n'irait pas beaucoup plus loin dans sa progression professionnelle.

 

Alors elle a négocié un transfert aux RH, est passée en 4/5°, a appris en formation plein de super techniques pour gérer sa frustration au travail, et fait passer assez d'entretiens de recrutement ou d'évaluation pour passer ses nerfs sur d'autres, et canaliser l'écroulement progressif de son estime d'elle-même.

 

On ne va pas tous les faire, je crois que vous m'avez compris, l'entreprise est composée en majeure partie de gens qui ont choisi leur métier pour de mauvaises raisons, et n'ont aucune disposition particulière pour l'exercer.

 

Mais malgré l'immense frustration de tous à occuper ce poste qui ne correspond ni à ses attentes, ni à ses talents, chacun cherche en soi des ressources d'énergie insoupçonnées pour s'en montrer digne, et à voir les horaires de mes collègues, on croirait presque qu'ils aiment ça.

 

Oui, parfois, j'ai l'impression que ceux qui m'entourent prennent vraiment tout cela très au sérieux, parviennent à se persuader que leur travail est une source d'épanouissement personnel et d'enrichissement de l'âme, et s'emploient avec diligence à mériter leur promotion vers le niveau supérieur de ce job qui les fruste.

 

Entendons-nous bien, je ne condamne aucunement le principe de chercher à monter dans la hiérarchie : quel que soit la fonction, puisque notre boulot à tous consiste pour l'essentiel à échanger des mails et à s'asseoir en réunion pendant dix heures par jour, autant être le mieux payé possible pour cet accomplissement.

Et puisque les perturbations de cette routine bien rodée viennent principalement de nos chefs, autant en avoir aussi peu que possible, c'est entendu, et le haut de la pyramide suggère cette promesse de moins de supérieurs, et même peut-être plus talentueux.

 

Bien sûr, si vous espérez être promus aux échelons supérieurs en vous soumettant sans initiative personnelle aux règles du jeu supposées de votre fonction, depuis la jolie présentation powerpoint sans idées mais avec les bons acronymes aux bons endroits, jusqu'aux horaires à rallonge pour bien assister à toutes les réunions requises et ne pas prendre de retard dans vos mails, si vous espérez que cela suffira à vous faire adouber chef, il ne faut pas vous étonner que ceux qui y sont parvenus avant vous n'aient pas beaucoup plus de relief ni de compétence.

 

Cela dit, même mes quelques amis qui, lassés de répondre à des patrons abrutis, ont quitté le monde de la grande entreprise pour créer leur propre boîte, finissent par se rendre compte assez vite qu'un client peut être tout aussi pénible et irrationnel qu'un chef de service.

 

Hélas, ce qui précède n'est en rien spécifique à l'entreprise, et la plupart des autres métiers obéissent aux mêmes règles.

 

Nous pourrions parler des flics qui rêvaient de courser des voyous de légende et de résoudre des enquêtes rocambolesques, et qui aujourd'hui verbalisent des conducteurs énervés ou s'entraînent au flashball ou au taser sur des lycéens.

 

Nous pourrions parler des journalistes qui se voyaient déjà en grands reporters dans des contrées exotiques, nouveaux Albert Londres ou Joseph Kessel, et dont l'ambition professionnelle quelques décennies plus tard est d'occuper ce fauteuil dans la lucarne à 20h, pour lire un prompteur et participer activement à la dégénérescence de la grammaire et du vocabulaire français, au colportage des petites phrases et des ragots, et à la diffusion universelle des idées fausses et des lieux communs crétins.

 

Et puis bien sûr, je ne vais pas pleurnicher depuis mon piédestal bourgeois, je n'oublie pas bien sûr les agriculteurs, les ouvriers, les employés, des décennies à remettre sur le métier le même ouvrage, sans certitude d'échapper au dépôt de bilan ou au prochain plan social, sans espoir que demain soit plus facile ou mieux payé, et à se demander si, quand on leur racontait dans l'enfance la fierté du travail bien fait, la liberté par le travail, la noblesse du prolétariat, il n'y a pas de sot métier, à se demander finalement si on ne se serait pas un petit peu foutu de leur gueule, tout de même.

 

 

Bref, à croire que toute notre éducation visait essentiellement à nous induire en erreur pour nous emmener à l'abattoir, ou plus vraisemblablement que les gens qui nous guidaient vers tel ou tel métier n'avaient que peu de notions de ce en quoi consistaient lesdits métiers.

 

Crétins d'enseignants.

 

Alors on nous distribuait des bons points pour récompenser notre obéissance ou notre docilité, notre conformisme aux règles du groupe social, et notre régurgitation disciplinée des leçons de la veille ; on voyait derrière le fort en maths une future élite de la nation, on supposait chez le garçon plein de bagout une prédisposition pour le commerce, et de la jeune fille curieuse et douée pour la dictée, on disait qu'elle serait journaliste, ou peut-être même écrivain.

 

Vingt ans plus tard, la jeune fille littéraire n'a pas publié ses poèmes, elle enchaîne les CDD sans intérêt dans le milieu de l'édition, tandis que le garçon a perdu son bagout et en a un peu marre de se faire engueuler par des patrons d'hypermarchés à longueur de journée.

 

Et le fort en maths se rend compte qu'en fait, il aurait voulu être un artiste.

 

 

 

 

 

(à suivre…)

 

 

 

 

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V
<br /> en même temps, plus je relis ce texte (il faut dire que cette fois ci on a vraiment le temps de le lire à fond vu qu'il n'y en a pas d'autre qui suivent !!) je me dis que jamais oh grand jamais je<br /> n'aurai pu rêver étant jeune d'être "sous-merde" dans une équipe de "bras cassés" à vendre des joints à des pays en voie de développement... on peux se faire mousser en socièté en faisant croire<br /> qu'on change le monde, qu'on est un peu comme Superman (le caleçon en moins !) remplacant l'amiante pour sauver les petits indiens et les sud Americains... mais faut bien admettre que mon boulot<br /> s'apparente plus à celui d'une prostitué qui arpente les aéroports et les usines pour entretenir un maquereau ou un patron... à la différence que moi personne n'en veux plus de mon corps...<br /> bouuuuuh....!!<br /> <br /> <br />
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V
<br /> Ohlaaaa, et bien dis donc ça t'a marqué ce texte !<br /> <br /> Mais il ne faut pas le prendre comme ça, justement, et se répéter bien fort dans la tête "c'est juste un boulot", ce n'est ni une mission dans la vie, ni la source première de notre épanouissement,<br /> c'est juste un contrat de travail par lequel on vend des heures de notre vie et un certain niveau d'énergie en échange d'un salaire.<br /> <br /> Il faut vraiment que je me mette à la fin de ce texte, je t'ai tout enduit d'erreur...<br /> <br /> Et arrête de nous faire pleurer, je suis sûr que ton corps plait encore beaucoup !<br /> <br /> Biz<br /> <br /> <br />
V
<br /> tu l'as dit... tout les matins c'est la même éternelle question... mais qu'est ce que je fou là !!<br /> petit et longtemps encore après je rêvais d'être "butler", tu sais ce type de l'ombre, le Majord'homme des "vestiges du jour", celui par lequel tout arrive est tout est possible mais qui reste<br /> discret et dans les confidences... et puis quand à mes 40 ans j'ai vainement tenté de regarder en arrière... j'ai vu que j'avais tout fait, changé une quinzaine de fois d'employeurs, considéré la<br /> moitié comme des incapables, l'autre étant pour partie des inutiles ou des incompétents, j'ai vainement tenté d'étudier moult projets pour m'indépendantiser...mais finalement, par lacheté... sans<br /> doute... je reste en place jusqu'à ce qu'on se rende compte d'une part que j'occupe un poste et d'autre part que je n'y fait que passer... ce jour là on me gratifiera d'un coup de pied au cul très<br /> certainement mais d'un cheque et de quelques droits aux aides et chomage qui me permettrons de rebondir... c'est pas réjouissant comme vie à 41 balais... mais ça fait 3 ans que je ne pensais pas<br /> finir l'année !!<br /> <br /> <br />
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C
<br /> Luce, ne lis pas ce texte, ou si plutôt lis le et souviens t-en pour essayer de ne pas perdre le cap.<br /> Mais il y a aussi des exceptions à ce triste regard sur le monde professionnel, il y a aussi des gens qui ont eu l'envie ou le choix de sortir du cycle et de faire enfin ce qui leur plait même si<br /> ce n'est pas le rêve tous les jours non plus ;-)<br /> @Valentin : toujours aussi bien écrit même quand c'est grave.<br /> <br /> <br />
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