X (2)
Previously dans "X" : notre héros rêvasse tout seul dans son canapé, et se remémore avec nostalgie les amours du passé.
Tout bien considéré, on espère quand même avoir fait les bons choix.
On espère avoir vécu l'affaire au mieux, en avoir profité jusqu'à la conclusion inévitable, en avoir appris tout ce qui devait être appris.
On espère surtout être parti à bon escient.
Non, vraiment, il était temps, ça n'était plus possible, après il n'y aurait eu que déchirements et larmes et pourrissement inutile, il fallait savoir rompre, avoir le courage de dire stop.
Mais comme lorsque l'on quitte la salle avant la fin, convaincu que le film ne peut que confirmer dans ses dernières bobines la déception déjà accumulée, on ne saura jamais vraiment si les auteurs étaient ou non capables d'un sursaut inattendu sur la fin.
On s'en explique avec les amis, oh non ce film je t'assure une horreur, on est même parti avant la fin tellement ça n'avait ni queue ni tête, et les amis confirment, oui tu as eu bien raison, c'était une daube.
Le film, pas la copine.
La post-rationalisation en amour, c'est comme un état des lieux en fin de bail.
C'est chiant et laborieux, on ne peut pas s'empêcher d'avoir la trouille d'être déclaré coupable de tel trou dans le mur ou de telle dégradation des peintures, mais il faut bien en passer par là.
Alors pour solde de tout compte, on revisite toutes ces raisons résolument primordiales qui nous ont un jour convaincu que ça n'allait pas le faire du tout, et toutes les confirmations qui sont venues ensuite étayer le dossier.
Non, vraiment, ça ne menait nulle part, il était temps de tirer l'échelle.
Bon, en fait de raisons primordiales, c'est parfois très subtil.
D'aucuns diraient : accessoire.
* * *
Un matin, elle m'a parlé de son père, et tout d'un coup je n'arrivais plus à respirer.
Oh, ne me regardez pas comme ça, hein...
Si une femme était sortie avec courage et acharnement d'une relation terrible avec un alcoolique violent qui la battait, chacun comprendrait fort bien qu'elle surveille de très près la consommation apéritive de ses futurs prétendants, non ?
Et qu'elle prenne ses jambes à son coup au premier signe de comportement agressif ?
Et ben moi, tout pareil.
Enfin moi, personne ne m'a jamais battu.
Mais j'en ai quand même pris plein la gueule.
Il est bien entendu que chaque relation se bâtit sur les ruines des précédentes, on peut au moins essayer d'éviter de reproduire les choix architecturaux qui n'ont pas résisté aux précédentes secousses.
Je chute, je me relève, et je tente de ne pas reproduire les erreurs du passé.
Seul l'imbécile reproduit les mêmes hypothèses en attendant un résultat différent.
La longue agonie de mon couple avec une femme dépressive (mais hyperactive, si si ça existe, c'est moi qui l'ai eu) m'a vacciné durablement contre femmes trop dépendantes, par exemple.
Celles qui confondent l'envie et le besoin.
Lorsque que bien longtemps plus tard, donc, au milieu d'une dispute somme toute banale, une autre de mes compagnes a éclaté en sanglots inconsolables de peur que je la quitte, je n'ai même pas eu le temps de m'étonner de cette réaction franchement disproportionnée, car j'avais déjà ramassé mes affaires, appelé un taxi, et bu quatre gin-tonics dans mon canapé avant qu'elle ait fini de sécher ses larmes.
Cela pourra vous sembler excessif, mais je suis profondément persuadé d'avoir bien fait.
Une autre des mes femmes confondait malencontreusement amour et admiration, et nous avons mis des années à établir sans ambiguïté que je ne serais jamais à la hauteur ni de l'homme qu'elle pensait que j'étais, ni de celui qu'elle espérait que je devienne ; ce constat dressé, elle a fini par décider de repartir à zéro avec un nouveau cobaye, ce qu'à l'époque j'avais trouvé un peu injuste.
Aussi par la suite, vous ne vous en étonnerez pas, le simple ajout d'un "parce que" ou d'un "malgré' dans la déclaration d'amour de mes conquêtes suivantes m'a toujours vivement alarmé.
J'imagine bien que certaines n'ont pas forcément bien compris que je fuie à toutes jambes après qu'elles m'eussent dit qu'elles étaient folles de moi pour mon physique irrésistible, pour mon sens de l'humour, ou pour la taille de mon organe, toujours impressionnante la première fois.
Mais celle qui m'aime "parce que" aujourd'hui, m'aime sans doute déjà "malgré" toutes ces choses qu'elle espère changer, et commencera demain ses phrases par "le problème avec toi...".
On ne reste pas toujours sur le piédestal.
Alors j'ai fui.
Petit à petit, j'ai affiné mes critères.
J'ai arrêté les blondes, parce qu'après deux mariages ratés, il fallait bien que je change quelque chose, mon cœur manifestement me poussait à la faute.
J'ai évité les enseignantes et les dentistes, elles ne peuvent pas s'empêcher d'être condescendantes et de vous faire la morale.
J'ai exclu Versailles et ses environs de mon territoire de chasse, là-bas l'ombre du père est partout, et on aime sur curriculum vitae.
Les jeunes femmes m'ennuient, petites princesses à qui tout est dû, elles ne savent rien de l'amour, et souvent pas grand chose du sexe.
J'ai fui les femmes qui ne tenaient pas sur leurs jambes sans béquilles, celles qui cherchaient un père de substitution, les horloges biologiques affolées, celles qui négociaient déjà leur pouvoir, celles qui ne savaient faire de concessions sur rien, celles qui refusaient de s'abandonner, celles qui ne s'aimaient pas, celles qui n'avaient pas d'indulgence...
Mes alarmes tintent de partout, et du coup je ne baise pas autant que je pourrais l'espérer.
Je m'arrête à des détails.
Je fuis sur un soupçon.
Ce n'est pas futile, c'est empirique.
J'ai sûrement bien fait.
Oui, je suis parti au bon moment.
Si je repense avec tendresse à la plupart de mes ex, c'est sans doute que je ne suis pas resté assez longtemps pour les détester.
Je suis sûr que j'ai bien fait.
* * *
Evidemment, à mes amis qui s'étonnent que je ne sois plus avec, comment elle s'appelait déjà, ah oui Marie, c'est ça, ben tu n'es plus avec Marie, avec les amis c'est difficile à expliquer dans la nuance.
"Non, tu vois, Marie, et bien elle m'a parlé de son père deux soirs de suite, tu comprends, ça ne pouvait plus durer, clairement notre couple était condamné".
Inutile de provoquer leur perplexité.
Dans ces circonstances, on a besoin de support indéfectible, de réassurance post-mortem, on a besoin d'être convaincu qu'on a bien fait.
Alors on dit : "Marie, oh tu sais, elle est devenue casse-couilles".
C'est simple, c'est générique, on puise dans l'expérience collective de l'humanité, une casse-couilles, tout le monde peut visualiser.
Les amis confirment : "Oui, maintenant que tu le dis, c'est vrai, elle avait un cul d'enfer, mais elle avait l'air casse-couilles".
Et voilà.
J'ai bien fait.
Bien sûr que vous étiez casse-couilles.
Mais vous l'étiez chacune à votre manière, et je vous aimais beaucoup pour cela.
Je sais bien que j'ai eu raison de vous quitter, que notre histoire était arrivée à son terme, que la suite aurait été moche et lourde et douloureuse.
Toutes les histoires d'amour n'ont pas vocation à durer toujours.
Comme je le dis toujours.
Mais j'aurais aimé vous aimer encore longtemps.
Et je pense à vous avec tendresse.
(à suivre…)