Tomate-cerise (2)

Publié le par Valentin Vernoux


Previously in Tomate-cerise : notre héros, désœuvré en l'absence de sa chérie, son amour, s'est laissé embarquer dans une soirée un peu décevante, avec dans l'idée d'y trouver une compagne pour la nuit ; malgré son intérêt spontané pour une invitée qui se goinfre au buffet et qui pourrait bien être son genre de femme, il a préféré ne pas se compliquer la vie, se rabattre d'emblée sur une proie facile, une "tomate-cerise" de l'amour, et raccompagner la petite Germaine chez elle…



 

Récupérer nos manteaux, dire vaguement au revoir autour de nous, oui vraiment c'était super, on doit rentrer mais super soirée, merci de nous avoir invités, oui on se revoit bientôt, moi je ne sais pas à qui je parle, je n'ai pas vraiment repéré qui étaient les maîtres de maison, si ça se trouve je parle au livreur de pizzas, mais tout le monde est un peu éméché, en mode politesse-superficielle par défaut, je fais des bises à des gens que je n'ai jamais vus, allez bon, là, Germaine, il faut vraiment qu'on y aille.

Vite.

 

Dehors, l'air frais me fait du bien.

 

Ah non, rien à voir avec l'air frais, c'est juste que dehors, il n'y a plus cette bande musicale à chier, mon cerveau se remet lentement à fonctionner.

 

Germaine est toute excitée, elle me tient par le bras en m'inondant des ses grands yeux marrons, enfin marrons je crois, pas sûr, je n'ai pas vraiment noté les détails, je n'ai pas l'impression de devoir faire des fiches détaillées, à mon avis en retenant son prénom je suis suffisamment armé pour la fin de soirée, je peux improviser le reste.

 

On part à pied, elle habite tout près et moi je suis venu en taxi de toute façon, elle babille de surexcitation tout en se pendant à ma manche de manteau, j'ai du mal à suivre de quoi elle parle mais il faudrait qu'elle se calme, elle va nous faire une attaque.

 

"C'était une super soirée, hein, moi j'ai adoré, moi tu sais j'adore sortir, me faire des amis, et puis la musique était super, j'adore danser, et puis c'est une super soirée parce qu'on s'est rencontrés aussi, hein, Valentin, tu sais je n'ai pas l'habitude de quitter la soirée aussi vite avec le premier venu, hein, vraiment je ne fais jamais ça d'habitude, je ne sais pas ce que tu vas penser de moi, mais tu vois je suis super contente qu'on se soit rencontrés, j'ai tout de suite eu l'impression qu'il y avait un courant qui passait entre nous, c'était magique, et moi je crois que dans la vie il faut suivre son instinct, tu vois c'est super important de vivre les choses quand elles nous arrivent, oh j'ai pas dit au revoir à untel et une telle, qu'est-ce qu'ils vont penser mais c'est pas grave je les appellerai demain, j'aurai plein de choses à leur raconter, hi hi hi, pour le moment c'est juste toi et moi, c'est quand même incroyable la vie, oh là là j'ai envie de danser, je nous mettrai de la musique à la maison, c'est fou je ne suis même pas fatiguée j'ai la pêche…"

 

Bon, il est urgent de faire quelque chose, elle va me péter une durite avant qu'on arrive chez elle, ça va nous gâcher la fin de soirée, en plus elle a une voix très irritante, alors je m'arrête de marcher, je la prends par le bras et je l'embrasse, ça devrait nous donner trente secondes de silence si je m'y prends bien, allez Valentin concentre-toi, trente secondes, please, qu'elle se taise trente secondes, tu peux le faire.

 

Aaah, et bien voilà.

 

Ca lui a coupé le sifflet.

Elle ronronne, elle est contente, elle est en mode "Walt Disney meets Sex and the City", son rêve se réalise, depuis des années qu'elle se pomponne pour venir à ces soirées, en espérant que ça se termine un jour comme ça, et là ça y est, on l'embrasse sur un trottoir parisien, ne manquent que les violons, un jour son prince est enfin venu, je sens qu'il va adorer mon chat et mes amis et mes parents et mon ficus (merde, j'ai oublié d'arroser le ficus) et on va être tellement heureux, je le sens, il embrasse trooooop bien, c'est de l'amour je le sens, je le sais, et ça m'arrive à moi.

 

Moi, si je peux aider, c'est avec plaisir, sur tous les terrains d'opérations, je réponds présent, je panse les névroses et j'adoucis les dépressions, french-doctor de la foldingue, bientôt reconnu d'utilité publique, envoyez vos dons.

 

Bon, ce n'est pas le baiser du siècle, mais elle se tait, c'est déjà ça…

 

"Oh là là là, quand je vais raconter ça à mes copines ! C'est fou quand même, moi je ne m'y attendais pas du tout, c'est magique, et tu sais, il faut que je te dise, vraiment tu embrasses super bien, oh là là mais qu'est-ce que tu vas penser de moi mais t'inquiète pas, j'adore ça, hmmmmm"

 

Ah non, ça y est, elle est repartie, patati patata, ça déborde, il faut qu'elle verbalise.

 

Une fille névrosée qui manque un peu de confiance en elle et qui ne peut pas s'empêcher de parler tout le temps, hmmm, on doit être mardi.

 

"En plus je ne sais même rien de toi, si ça se trouve tu es un serial killer, hi hi hi, mais non je déconne, ça se voit bien que tu es un type bien, mais parle-moi un peu de toi, je ne sais pas moi, qu'est-ce que tu aimes comme musique, parce que moi j'adore la musique, j'ai plein de truc sur mon Ipod, c'est quoi ton genre de musique à toi, hein, hein ?"

 

Aie, il vaut mieux ne pas trop s'embarquer par là, ma petite tomate-cerise.

 

Je grommelle un truc à propos du rock, vite vite vite changer de sujet de conversation, je n'ai peut-être pas beaucoup de principes dans la vie, mais je prends la musique plutôt au sérieux, je ne suis pas sûr de garder mon flegme de prince du sang si la conversation dégénère.

 

Je ne vais pas la convaincre ce soir des mérites comparés du blues de Chicago et de celui de New-York, ni de l'incroyable influence des riffs de Steve Cropper, guitariste blanc, sur le Rhythm-and-Blues black de Stax-Volt, ni du fait que les Smiths ou les Cure ont sauvé ma vie dans les années 80 quand NRJ et MTV et des hordes de débiles permanentés ont englouti la planète sous les boites à rythmes et les orgues Bontempi…

 

Je ne suis pas là pour la sauver de Christophe Willem et de Diams, je m'en fiche au fond de ce qu'elle a sur son Ipod, là il faut se concentrer, on est près du but, on est là pour baiser.

 

Il parait qu'il faut cinq fruits et légumes par jour, aujourd'hui j'ai encore pris du retard, une tomate-cerise c'est pile-poil ce qu'il me faut (en même temps, le cholestérol ne m'inquiète pas trop, l'alcool et le tabac devraient m'avoir bien avant ça).

 

En plus dans son genre, à mon stade d'ébriété juste bien, elle est plutôt sexy.

 

Un peu petite, un peu boulotte, mais quand je plisse les yeux comme ça, on pourrait penser que ce n'est pas qu'elle est petite, c'est plutôt qu'elle est loin… et boulotte, oui, d'accord, la parallaxe ne résout pas tout.

 

"Mais pourquoi tu ne dis rien, et pourquoi tu me regardes comme ça ?"

 

OK, d'accord, j'arrête de plisser les yeux, là maintenant il faut se concentrer, c'est en train de partir en vrille, alors on se regroupe, résumons-nous, quel est notre objectif de la soirée ?

 

On est là pour baiser, tu te rappelles, si tu pouvais faire un effort, on va chez elle, on se fait des bisous, on se tripote de partout, on s'arrache nos vêtements, hop hop hop, on baise, re-bisous après avoir repris son souffle, compliments d'ordre général, c'est bien le moins que l'on puisse faire, non on ne peut pas rester dormir on a une réunion tôt demain matin, oui oui je te rappelle, allez si on suit le programme à la lettre en évitant les commentaires et les digressions dans trois heures on est couché.

 

Ah oui, ne pas oublier, second objectif de la soirée, récupérer le nom et le téléphone de la copine près du buffet, bon ça va pas être simple mais tu aimes les challenges, Valentin, et ce n'est pas comme si parvenir à sauter tomate-cerise allait vraiment mettre tes talents à l'épreuve, il te faut un objectif plus ambitieux, vise les étoiles, Valentin.

 

Cette fille près du buffet.

 

Je m'en rends compte maintenant, ça me perturbe, je regrette un peu de ne pas être resté, de ne pas lui avoir parlé, elle avait l'air intéressante, si ça se trouve je ne la reverrais jamais, une de perdue une de perdue, j'aurais peut-être dû tenter ma chance plutôt que de me jeter sur les tomates cerises…

 

Naaaaaan.

 

Ca m'aurait pris des plombes pour attirer son attention, la faire rire, j'aurais eu l'air d'un gros dragueur pathétique, elle m'aurait percé à jour tout de suite, en plus si ça se trouve elle a un copain, non j'ai bien fait de choisir la facilité, et puis je te rappelle que tu as déjà une copine, tu te souviens de Machine, là, elle rentre dans quelques jours, tomber amoureux n'était pas du tout dans le programme de la soirée, tu as juste besoin de baiser.

 

N'empêche, ça me trotte dans la tête, elle avait quelque chose, je ne dirais pas que ça m'obsède, mais…

 

Pendant ce temps-là, Germaine continue de parler, tandis que nous marchons vers son appartement, sa tête posée sur mon épaule, enfin plutôt sur mon coude, elle est vraiment petite, mais elle me serre très fort tout en babillant sans arrêt, ça nous fait une drôle de démarche, il serait temps que l'on arrive.

 

Depuis quelques minutes, à l'approche de son domicile et du moment inévitable de la pénétration, Germaine s'excuse par avance de l'état de son appartement, elle n'avait pas prévu, et puis tu sais c'est tout petit chez moi, et là c'est un peu le bazar je n'ai pas pris le temps de ranger, je ne pensais pas rentrer avec un homme, hi hi hi, mais je suis tellement bien avec toi, je suis très contente que l'on finisse la soirée chez moi, mais je n'avais pas prévu, tu vois, c'est une belle surprise, la prochaine fois je te promets tout sera nickel, d'ailleurs demain j'ai un rendez-vous pour…."

 

Ah ben tiens, c'est bizarre, elle ne dit plus rien.

 

Le silence me tire de ma torpeur, elle a l'air bizarre, comme si elle venait de se souvenir de quelque chose, si seulement j'avais écouté ce qu'elle me racontait je pourrais peut-être deviner ce qu'elle a, tout d'un coup elle a l'air distante, qu'est-ce que j'ai fait ?

 

Elle me parlait de quoi, déjà, son appart en bordel, rencontre surprise, pas prévu, qu'est-ce qu'elle me fait, elle vient de se souvenir qu'elle porte la vieille culotte de sa grand-mère, elle a laissé son vibromasseur en évidence sur le lit, elle s'est souvenu que sa mère a débarqué ce matin et dort dans le salon ?

 

Qu'importe, il faut saisir l'instant, je profite du blanc dans sa conversation pour en placer une, c'est peut-être ma seule occasion de la soirée.

 

Et je dis : "dis-moi, à propos de rencontre surprenante, la fille qui était près du buffet à boulotter tous les toasts, c'est ta copine, n'est-ce pas, je vous ai vu parler ensemble, c'est bizarre j'ai l'impression de l'avoir déjà vue quelque part, ça devait être la copine ou la sœur d'un copain d'études, comment elle s'appelle déjà ?"

 

-          Aaah, Emma ? Oui, c'est ma meilleure amie !

-         Oui, c'est ça, Emma, c'est fou ça, le monde est petit, c'est dommage je ne lui ai pas parlé, c'est incroyable de se croiser après tout ce temps…

-          Oui, c'est ma copine, Emma, c'est une fille incroyable, je l'adore, nous deux c'est à la vie et à la mort, si tu veux je te la présenterai…

-         Oui, c'est cool de ta part de vouloir me présenter les gens qui comptent pour toi, ça me touche beaucoup, j'ai l'impression que nous construisons quelque chose de beau, oui, d'accord, si tu insiste, présente-moi ta copine, j'aimerais bien savoir ce qu'elle devient, et puis ça me permet de mieux te connaître aussi, de découvrir ton univers, j'aime bien ça

-          Hmmm, tu sais que je t'adore, toi ?

 

Emma.

 

Entretemps, nous sommes parvenus en bas de son immeuble, et il faut prendre une décision cruelle.

 

Si je monte, nous savons ce qui va se passer, et demain je n'aurai plus tellement de raisons de la revoir, perdant ainsi toute chance de rencontrer Emma.

En plus, je serai de toute façon catalogué comme le copain de Germaine, et ça risque fort de constituer un tabou pour la meilleure copine à la vie à la mort, on ne sait jamais trop ce qui se passe dans la tête des filles, je risque de devenir off-limits, il me semble avoir lu ça dans Marie-Claire.

 

On tergiverse sur le trottoir, ça s'éternise un peu, on prend du retard sur l'horaire, bon il est encore temps si on fait vite, mais on dirait que nous ne sommes plus aussi pressés d'arracher nos vêtements rageusement et de se prendre sauvagement dans toutes les positions.

 

Même ma petite tomate-cerise semble gagner du temps.

Oh, si j'insistais elle ne dirait pas non, on voit bien qu'elle en a envie, mais il y a manifestement quelque chose qui la perturbe, un truc là-haut qu'elle n'a pas envie que je voie…

 

"Ecoute", je dis.

 

"J'en ai très envie, tu sais, mais je ne voudrais pas précipiter les choses.

On se connait à peine.

Entre nous, il se passe quelque chose de magique, ce serait dommage de tout gâcher en allant trop vite, tu ne crois pas ?

Ce que je te propose, c'est que nous en restions là pour ce soir, et on se revoit très bientôt ?

On n'a qu'à aller boire un verre demain soir ?

Tiens, et bien tu peux proposer à ta copine, aussi, Emma, oui, si elle est libre, on peut boire un verre tous les trois ?

Comme ça on peut continuer à se découvrir, à notre rythme, qu'en penses-tu ?"

 

Un sourire de soulagement éclaire son visage.

Aussi bizarre que cela puisse paraître à cette heure avancée et dans mon état de semi-ébriété, il semble que j'aie trouvé les mots justes.

Je ne sais pas comment je fais, ça me vient naturellement, je n'ai aucun mérite.

 

Je ne sais pas ce qu'elle cache là haut, ou à quel point ces sous-vêtements de grand-mère sont repoussants, mais la perspective de disposer de quelques heures de répit pour faire face à l'échéance semble être une délivrance, elle serait prête à accepter n'importe quoi…

 

Oui, elle est d'accord, elle en a aussi très envie mais j'ai raison, c'est mieux d'attendre.

 

Oui, on se voit demain, demain c'est parfait.

 

Oui, Emma, bien sûr, elle l'appelle dès demain matin, oui c'est une très bonne idée.

 


* * *

 

Et moi, je rentre me coucher, il était temps, cette soirée fut éprouvante.

 

J'ai mis un caleçon propre en pure perte, c'est toujours désolant, pas de sexe pour Valentin ce soir (ah ben tiens maintenant que j'y pense, ça tombe bien, j'ai été fidèle à Machine ! Et oui, je suis un mec bien…), bon quand même j'aurais bien tiré un coup quand même, ça m'a énervé ces histoires de tomates-cerises et de filles inaccessibles derrière leurs blinis et leurs toasts, mais une bonne branlette et il n'y paraîtra plus, je vais dormir comme un bébé.

 

Petite Tomate-cerise, je suis désolé, je n'ai pas été très honnête avec toi ce soir, et je porte la terrible responsabilité de laisser démarrer notre histoire sur des fondations mensongères, si ça se trouve je viens de condamner à terme notre belle aventure, mais je ne suis même pas sûr de penser à toi en me branlant tout à l'heure.

 

Emma, joli prénom…

 

 

 

 

 

 

(à suivre encore, nous l'espérons… )

 

 

 

Nota Bene : et maintenant, il vous faut aller , et lire ce qu'il advient de la fille-du-buffet pendant tout ce temps...

 



 
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A
<br /> Excellent, j'adore, excellent, tonnerre d'applaudissements.<br /> Si nos cerveaux se mettaient à s'exprimer tout fort, en même temps que nous tentons de dissimuler ce que nous pensons, les uns comme les autres, se serait une sublime cacophonie.<br /> Et Ema qui se voit déjà accompagnant Germaine, mais loin derrière, en porte bagages, dans des croisières improvisées par Valentin, riche nabab.<br /> Et elle vieillissant, ridée et fripée, et bien sûr, sous prozac, car ayant raté l'Homme de sa Vie, alors que Germaine a décroché le gros lot.<br /> Tout ça pour avoir trop boulloté à une soirée, et ne pas avoir assez souri...<br /> L'angoisse l'étreint.<br /> <br /> <br />
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